Paru dans le numéro date d’octobre-novembre 2000 de Paradoxes
Dans sa dernière version cinématographique, Mission Impossible [M.I.2 pour les intimes !], nous embarque à la poursuite d’un virus mortel [nom de code emprunté à la mythologie : « Chimère »] et de son antidote [« Bellerophon »]. La menace bactériologique a surpassé la menace nucléaire [qui est plutôt l’affaire de ce bon vieux James Bond !] dans nos craintes collectives. Le cinéma américain en a saisi tout le potentiel commercial et nous invite une fois de plus à les exorciser.
L’internet appartient eux aussi à nos fantasmes collectifs. Qu’on le révère ou qu’on s’en méfie, il exerce une influence considérable sur les raisonnements stratégiques et tactiques des entreprises. Nul ne peut nier que nos échanges professionnels, voire amicaux, ont été sensiblement modifiés depuis l’arrivée en force de ce nouveau média. Nous croulons sous les « e.mails » ; nous en abreuvons nos plus proches collaborateurs pourtant assis à 8,73 mètres de notre bureau. Nous rions aux blagues de potaches ou souscrivons à des pétitions que des amis – parfois perdus de vue depuis de nombreux mois – nous envoient. Mieux, nous n’hésitons pas à les transférer d’un clic sans douleur, ni risque à la liste pré-paramétrée de ceux et de celles qui ont la chance – ou la malchance – de figurer dans notre carnet d’adresses électronique. Par petits paquets d’octets empruntant des voies insoupçonnées, les idées, les images, les sons se disséminent à une vitesse inconnue jusqu’alors. L’affaire du virus « I Love You » n’aura été que la version ténébreuse d’une diffusion virale que nous pratiquons allègrement tous les jours.
Coïncidence fortuite ou opportunité bien exploitée, la montée en puissance du marketing viral repose avec la même pertinence sur une vérité longtemps négligée : tout individu fait davantage confiance aux personnes qu’il connaît ou qu’il respecte qu’aux inconnus et aux bonimenteurs. Dans un environnement saturé par l’information et par la surabondance des choix, le marketing viral permet en effet aux marques de créer avec les différents publics touchés une relation plus intense et plus solide. La marque ensemence le terreau de ses « early adopters » ou de quelques influenceurs triés sur le volet. Elle leur facilite la transmission de l’idée virale qui déclenchera la préférence et l’achat de ses produits et services. Puis, elle récolte les fruits de sa démarche en ayant transféré à d’autres le soin d’en vanter la supériorité. La logique est simple, voire magique. Il est néanmoins essentiel de garder à l’esprit les règles et les limites de l’exercice.
Le marketing viral est avant tout riche de son caractère incarné. Si ce sont les facilités et la logique de l’internet qui exaltent les vertus du marketing viral, c’est d’abord le caractère profondément humain de la relation qu’il active qui en fait sa force. Derrière celui qui envoie le message, qui prescrit, qui parraine, qui recommande, qui initie, il y a un visage, une relation déjà établie, un être de chair, de sang et d’os qu’on sait avoir vu, entendu, senti, voire touché.
Il est d’ailleurs amusant de constater combien pour être opérante la logique virtuelle a besoin de repères ou de leviers bien réels. La première contribution du marketing viral, c’est sans doute de faire découvrir ou redécouvrir aux responsables des marques que l’acheteur n’est pas un individu formaté, une unité de consommation totalement déconnectée de son environnement affectif et social. Qu’il s’agisse pour lui de commander une chaîne de fabrication de papier ondulé à 1 milliard de francs ou de choisir un pot de rillettes à 17,90 F (ndlr : article publié en 2000) sur un linéaire !
Aucune idée virale n’est éternelle. Quelles que soient sa virulence, sa complexité, sa résistance, l’idée à diffuser trouvera toujours sur sa route, soit des idées anticorps, soit une idée antidote qui neutraliseront un jour ou l’autre son effet. C’est donc à sa capacité à durer que l’on mesurera sa puissance et son efficacité.
Lorsqu’on souhaite « contaminer » un marché par le lancement d’une nouvelle idée, il est essentiel de connaître à l’avance quels seront les anticorps ou les antidotes qu’il ne manquera pas de générer. Lorsque Smart a procédé plus d’un an à l’avance au pré-lancement de son City Coupé [création quasi-confidentielle d’un site web, diffusion sélective de catalogue, distillation de communiqués de presse …], la marque avait réussi à créer une « légende » favorable en sa faveur. En revanche, elle semblait n’avoir pas prévu que la rumeur [autre voie naturelle de propagation du virus] allait abîmer tout aussi rapidement l’attachement qu’elle avait si bien réussi à créer avec les faiseurs de tendances [déni de paternité de Nicolas Hayek, dysfonctionnements de l’unité de fabrication en Lorraine, désillusions sur la qualité des services associés, …]. L’engouement initial pour le concept Smart est aussi venu mourir sur les rives du scepticisme et des frustrations de ceux qui en attendaient le plus.
Le virus peut avoir des effets non désirés. Sensée favoriser l’intérêt ou l’attachement pour une marque, l’idée virale doit tenir compte des impacts « collatéraux » [comme le disent élégamment les militaires]. Celui ou celle qui accepte ouvertement ou tacitement de recommander ou de cautionner telle ou telle marque, telle ou telle offre engage sa responsabilité, voire sa réputation. Son degré d’exigence en sera plus grand. Il sait qu’il devra, plus que dans d’autres cas de figure, assumer son propre jugement et le regard de l’autre.
On ne recommande un médecin, un menuisier, une recette de cuisine, un placement financier à un ami ou une relation que lorsque l’on est sûr de son fait. Chacun sait qu’un déçu trouve rapidement neuf disciples autour de lui, là où un satisfait prend rarement le temps de partager son contentement avec autrui.
Un bon virus ne peut être inoffensif. Croire que l’on peut transformer une « non-innovation » ou « un non-événement » en une idée virus très efficace est un leurre. L’originalité stratégique de la médiation ne peut se substituer à la vacuité de l’offre. L’idée se diffusera tant que l’effet de surprise sera alimenté par l’originalité du média ; mais la première curiosité passée, c’est sa pertinence et son efficacité prouvées qui seront le meilleur carburant de sa dissémination.
Ainsi, il est possible d’inciter des personnes à se rendre dans leur hypermarché par internet [idée originale véhiculée par un média original] et déclencher leurs premiers achats; mais il faut vraiment que leur expérience de l’offre soit rare et gratifiante [ce qui est encore loin d’être le cas] pour les voir incorporer dans leurs mails amicaux l’hyperlien qui commande l’accès au site tant apprécié.
Un marketing viral pérenne ne peut être manipulateur. Il utilise les voies naturelles pour transmettre aux uns et aux autres l’idée virus qui génère l’attachement à la marque ou à son offre. C’est quand le « porteur sain » [le relais, « l’éternueur » cher à Seth Godin] a l’intime conviction qu’il fait bien d’en parler et de la promouvoir que l’idée virale a le plus chance de contaminer ses interlocuteurs. Or cette intime conviction ne se commande pas. Elle est ou elle n’est pas, car elle relève de la pleine liberté de chaque personne.
La transparence et la sincérité de la proposition sont essentielles. Tout parrain a besoin de connaître le sens de son parrainage. Le fait-il pour de l’argent ? Pour recevoir un cadeau ? Pour se valoriser auprès de ses proches ou de ses relations ? Pour démontrer son appartenance ou sa conformité à une communauté ? Tous les cas de figures sont possibles ; ils ne doivent être ni occultés, ni niés, ni maquillés par la marque qui sollicite le relais de sa proposition. C’est son premier témoignage de reconnaissance à l’égard de tous ceux et de celles qui colporteront sa bonne parole.
Le marketing viral met plus que jamais en évidence l’importance de « la posture de la marque ». Dans un contexte d’homogénéisation croissante des caractéristiques et de la qualité des produits et services [sous le double effet de l’internationalisation des marchés et de la multiplication des normes], c’est le style, la manière qui fait la différence. Or la « posture » d’une marque, la façon qu’elle a de concevoir, produire, proposer, accompagner l’usage de ses produits ou services, est typiquement du domaine de l’humain. La qualité de la posture commande directement la qualité de la relation privilégiée que la marque doit établir avec ses différents publics. C’est parce que tel vendeur, tel technicien, tel télé-conseiller aura été particulièrement réactif, compréhensif ou responsable que tel ou tel client ou prescripteur parlera en bien de la marque qu’ils portent. Leur attachement sera d’autant plus grand, leur conviction d’autant plus forte que leur expérience sera sensible. La marque prend forme humaine; elle a un visage, un nom, elle devient une personne à qui parler, ce qui est toujours plus rassurant quand on prend ensuite le risque de la recommander à d’autres.
Le problème est qu’une « posture de marque » est un état éminemment fragile. Elle est sensible à l’environnement culturel et social de l’entreprise. Elle découle particulièrement de l’état d’esprit et des actes que posent ses managers. S’il est un domaine où la contamination virale – positive ou négative – est fulgurante, c’est bien celui de l’exemplarité managériale. C’est un filon de progrès qui, d’après nos observations quotidiennes, reste encore chichement exploité.
Alors, quitte à chercher des «éternueurs » , des ambassadeurs, des prescripteurs actifs en faveur de votre marque, pourquoi ne pas tirer profit des bienfaits du marketing viral à l’extérieur comme à l’intérieur de votre entreprise ?
Octobre 2000